Contexte biographique
Aux Pays-Bas, les parents de Gerard Endenburg ont créé une petite entreprise industrielle après la seconde guerre mondiale. Ils avaient des idéaux humanistes. Leur fils Gerard a fait des études d’ingénieur en génie électrique à une époque où la cybernétique et la théorie des systèmes sont en plein développement. Il a ensuite travaillé quelques années en recherche et développement chez Philips. Puis son père a créé une autre société et en a confié la gestion à Gerard pour qu’il éprouve ses capacités. L’expérience ayant été concluante, cette activité a été intégrée dans l’entreprise familiale, dont le père a transmis la direction à son fils. Ce dernier ne semblait pas tant intéressé par le pouvoir et l’argent, que par la recherche sociale appliquée que cette responsabilité lui permettait de mener. Le développement expérimental de la sociocratie a commencé en 1970 dans cette entreprise, Endenburg Elektrotechniek.
Source du texte
L’extrait ci-dessous est issu du livre de Gerard Endenburg, Sociocracy as social design. Publié dans une traduction anglaise en 1998, il s’agit d’un livre écrit en 1995 à partir de la thèse de doctorat qu’il a soutenue en 1992 (Sociocratie als sociaal ontwerp). Il y présente la sociocratie comme un concept social, en avertissant que son livre donne une image provisoire d’une recherche toujours en cours.
Je propose ici une traduction du 1er chapitre ayant pour titre « Raisons d’un nouveau concept social1 pour la société ». Une traduction plus fine pourrait être faite en partant du texte original en néerlandais mais ce n’est pas dans mes compétences !
Mots-clés
Les deux pages précédentes donnent des points de repère sur sa terminologie :
« Je définis ici ‘la sociocratie’ comme une manière d’organiser le processus décisionnel qui assure l’équivalence de tout ceux qui [y] sont impliqués. » Il préfère « équivalence » au terme habituel « égalité », afin de reconnaître et laisser place à l’unicité des individus et à la diversité de leurs capacités. « La question de la vie en commun n’est donc pas celle de l’égalité mutuelle, mais celle de la mise en pratique de l’équivalence – littéralement, la valeur égale – des individus, en tant que norme plutôt qu’en tant que fait. » (p.17)
Aux origines de la création de la méthode sociocratique
« A la fin des années 1960, j’ai commencé à rechercher une autre manière de gérer une entreprise.
L’inéquivalence individuelle dans l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire le mode de prise de décision dans les organisations classiques avec leur direction autoritaire, était vue par beaucoup, moi y compris, comme l’une des causes les plus importantes de la violence.
Par ‘violence’, je comprend ici ce par quoi soit moi, soit l’autre, peut être nié ou répudié.Je n’ai pas confiance dans le mode de prise de décision démocratique – le principe de la majorité – du point de vue de l’équivalence.
La question était : à quoi l’organisation d’une entreprise devrait-elle ressembler de façon à éviter ce manque d’équivalence ?
Dans ce but, dès que quelqu’un réussissait à imaginer une nouvelle forme d’organisation, je voulais la tester en pratique, et il en a découlé qu’un échange fructueux entre développement et application a pu commencer. Le fait d’avoir ma propre entreprise me donnait une opportunité unique. Cependant, de mon point de vue, toutes les expérimentations d’autres formes d’organisation dont j’avais connaissance, étaient en fin de compte d’un type autoritaire, ou bien démocratique. Celles-ci incluaient des organisations fondées sur des bases coopératives, des entreprises avec l’autogestion des travailleurs comme dans l’ancienne Yougoslavie, le projet Mondragon en Espagne, la Scott Bader Company en Angleterre et le Glacier Project également en Angleterre, van Steenis aux Pays-Bas, et bien d’autres encore. L’inégalité de valeur était toujours inscrite dans le processus de prise de décision de toutes ces organisations. Par conséquent, l’évaluation des expérimentations ne m’intéressait que si la manière de prendre les décisions, qui en résultait dans ces organisations, n’était ni autocratique, ni démocratique. Bien qu’à cette époque je préférais nettement le mode de prise de décision démocratique au mode autocratique, je suis venu à m’en méfier au plus au point du fait de ma propre expérience pratique. Ce n’était pas seulement le principe majoritaire qui provoquait de la résistance. J’avais bien plus de raisons de m’en méfier. Ma scolarité auprès de Kees Boeke m’a été bien utile ici.
A la fois moi et les autres
Réunis dans la Société des Amis, les Quakers font l’expérience de leur religion chacun à leur propre manière. Cela implique en premier lieu un respect pour l’expérience religieuse et la réalité religieuse des autres. L’équivalence de chaque individu découle de ce précepte. En outre, ils n’ont jamais fixé leur religion dans des images, ils n’ont pas d’églises, et il n’y a pas de prêtres. Dès lors qu’ils sont rassemblés, le silence est la source de leur inspiration. La prise de décision se fait par consensus, et la non-violence est l’un de leurs principes de base. Kees Boeke, pour lequel ces principes des Quakers avaient une validité universelle, a fondé dessus son école ‘de Werkplaats Kinderdemeenschap’ (‘L’Atelier de la Société des Enfants’), et par conséquent j’avais déjà eu dans ma jeunesse quelque expérience du principe inclusif ‘à la fois l’un et l’autre’. Le test en pratique était de voir si l’intérêt individuel de chacun pouvait être servi en servant les intérêts des autres : dans ce cas, à la fois moi et les autres avec lesquels je travaille. J’ai aussi appris à prendre des décisions par consensus, à respecter les idées des autres et à construire avec le groupe dont je faisais partie, ma réalité tant personnelle que collective.
Dans le groupe dont je faisais partie et dans les autres groupes à l’école, rien n’était jamais décidé par la majorité. Et quand ce principe majoritaire a été testé une fois, l’ambiance du groupe en a été tellement affectée que nous y avons rapidement renoncé. C’était comme si quelque chose de violent s’était développé.
Ces expériences ont formé plus tard les uniques (mais essentielles) raisons sur lesquelles ma méfiance à l’égard de la démocratie était basée.
Un manque de connaissances à propos du contrôle du pouvoir
J’ai trouvé extrêmement irritant que personne ne pouvait me fournir de fondement théorique pour une quelconque forme de prise de décision. Pourquoi la démocratie était-elle le principe sur lequel toute notre manière de vivre était basée ?
J’ai commencé à penser qu’une grande part de ce que nous expérimentons comme des problèmes de pouvoir avait leurs racines dans un manque de connaissance, soit en partie soit totalement, au sujet du contrôle du pouvoir, ou mieux encore au sujet du contrôle des processus dynamiques. Il est apparu que rien des sciences techniques, mon domaine d’expertise, n’avait réussi à pénétrer ni dans les sciences sociales, ni dans la pratique de l’organisation et du contrôle. Cela fut, pour moi, le point de départ d’un processus sociocratique de développement. »
[…]
« La délégation du pouvoir à ‘l’argument’
L’idée de ‘la sociocratie succédant à la démocratie’ commença à émerger. A la fin des années 1960, je parlai de la triade autocratie, démocratie, et sociocratie comme des méthodes, constituant une séquence évolutive, qui façonnent et guident notre vie et le vivre ensemble. En théorie, selon cette séquence, dans la méthode de l’autocratie une suprématie est accordée à un individu ou à un petit groupe fermé, dans la méthode démocratique elle est accordée à la majorité, et dans la ‘méthode sociocratique’ à ‘l’argument’. Je veux dire ici un argument dans lequel le je et l’autre sont tellement connectés qu’aucun motif n’apparaît à l’une ou l’autre des parties pour refuser le consentement. »
[…]
« Le guidage du pouvoir en suivant les principes de la cybernétique
[…] Au début des années 1970, j’ai commencé à appliquer ce concept embryonnaire, comme un processus circulaire, à l’organisation de mon entreprise. A partir de là, le processus continu de construction, reconstruction et déconstruction de l’organisation devint une partie du régime. La prise de décisions, le résultat de la décision, la propriété, tout était ouvert à la discussion. Chaque proposition, chaque argument pendant les réunions de cercle avaient une valeur égale du point de vue de la prise de décision. Tout ce qui appartenait au cercle pouvait être discuté, rien n’était exclu, même pas les salaires ou des problèmes personnels. »
Conclusion
A travers ces textes, différentes dimensions clé apparaissent de ce qui a poussé Endenburg à développer la sociocratie :
– Avec la sociocratie, Endenburg cherche à fonder un mode d’organisation économique et sociale non-violent. Il est inspiré dans ce sens par l’expérience de principes et de pratiques des Quakers vécue lors de sa scolarité.
– Ce qui lui paraît déterminant, ce ne sont pas les formes d’organisation collectives en elles-mêmes mais la manière dont s’exerce le pouvoir de prise de décision, à savoir le mode de gouvernance. Les expériences d’entreprises alternatives qu’il étudie ne le satisfont pas car la décision y est ultimement soit autocratique, soit démocratique.
– Il cherche à formuler une norme alternative à ces deux modes de gouvernance bien établis dans la société. Son objectif est d’établir l’équivalence, en faisant en sorte que nulle partie d’une organisation ne puisse, via un pouvoir décisionnel, imposer sa suprématie sur les autres.
– Endenburg est à la fois un chercheur et un praticien. Il mobilise ses connaissances techniques sur le contrôle des processus dynamiques pour expérimenter in vivo une nouvelle manière de faire société, dans le contexte de la PME familiale qu’il dirige.
– Il présente le développement de la méthode sociocratique comme étant le fruit d’un processus collectif basé sur un dialogue ouvert, et non sur ses talents personnels de leader.
Pour les personnes qui découvrent la sociocratie et essayent de la pratiquer, prendre en compte ces différentes dimensions est important, pour éviter d’y projeter des attentes et des modes de pensée qui seraient incompatibles avec ce ‘concept social’ très original proposé par Endenburg.
Par exemple, on ne peut pas comprendre la sociocratie si on la considère comme un ensemble d’outils de management, dans un sens mécanique, c’est-à-dire basé sur des relations linéaires cause > effet : vous voulez mettre en place des techniques pour améliorer la motivation, augmenter la performance, ou rendre votre organisation plus adaptable à votre marché ? Cela revient à considérer les travailleurs comme des machines.
Et on ne comprendra pas non plus la sociocratie si on recherche un modèle magique pour une organisation collective idéale, à la manière d’une fourmilière, où tout pourrait fonctionner de façon harmonieuse et vivante parce que chacun serait connecté intuitivement au « tout »…
Thomas Marshall
Notes
1 ‘ontwerp’ se traduit selon le dictionnaire Van Dale par projet, ébauche, esquisse, ou maquette. Je retiens ici le terme de ‘concept’ dans l’usage qu’en font les artisans plutôt que les philosophes.
« Un concept social, au sens où on l’entend ici, a une incidence sur tout ce qui concerne notre vie dans ses dimensions juridique, économique, culturelle, sur tout ce qui, séparément et ensemble, constitue notre existence. Notre environnement – dans le sens le plus large – en est une partie inséparable, et dans ce contexte, je veux dire clairement que structurer le processus décisionnel selon le projet présenté ici n’est pas seulement une clé pour une coopération responsable avec ses semblables sur une base d’équivalence, mais de surcroît la clé d’une compréhension responsable de notre environnement social et naturel tout entier. » (p.18)