Thomas Marshall et Pierre Tavernier

De quoi s’agit-il ?

L’Agora de la Gouvernance Partagée est un rassemblement prévu à Versailles en avril 2025. Un groupe de personnes autour de Renaud Anzieu ont identifié une liste de professionnels actifs et les ont invités à participer à l’Agora en tant qu’intervenants. C’est ainsi que Pierre Tavernier et Thomas Marshall, experts agréés du Centre Français de Sociocratie, co-auteurs de Le pouvoir à notre service. Volume 1 1 ont été contactés en décembre 2024. Après avoir donné un accord de principe début janvier pour participer à cette rencontre, suite à une première réunion en visioconférence avec Renaud, ils ont finalement décidé début mars de se retirer du projet. Le CFS a jugé utile par cet article d’en exposer les raisons qui sont simples :

  1. Le Centre Français de Sociocratie ne veut pas cautionner que la Sociocratie serait une forme de Gouvernance Partagée. Pierre et Thomas ont expliqué à Renaud pourquoi le titre ne nous convenait pas et ont proposé qu’il devienne « Agora des nouvelles gouvernances ». Ils ont également exprimé que la carte mentale des nouvelles gouvernances ne leur convenait pas. Suite à cela, les organisateurs ont opéré des changements dans la présentation de l’événement mais le titre de l’événement et la carte mentale présentée sur le site n’ont pas changé. De ce fait, le Centre Français de Sociocratie a jugé qu’il n’a pas sa place à « l’Agora de la Gouvernance Partagée ».
  2. Il nous semble (d’après nos lectures et les témoignages de personnes ou de structures accompagnées) que les formes de nouvelles gouvernances qui ont repris certains outils de la sociocratie ne l’ont pas comprise et la déforment, notamment parce qu’elles mélangent la gouvernance avec d’autres choses. Ces mélanges génèrent de la confusion entre les concepts, les outils et approches utilisées. Échanger sur ce sujet de la gouvernance avec des représentants de ces nouvelles gouvernances avait donc du sens pour nous, mais les organisateurs nous ont dit que ce n’est pas le but de l’Agora, où il s’agit seulement de partager des expériences.
  3. Nous ne sommes pas parvenus à établir par consentement avec l’organisateur un cadre de sécurité qui garantisse que chacun pourra s’exprimer librement même en cas de désaccord profond, voire de conflit, et que les inévitables jeux de pouvoir entre les participants, représentants de ces différentes « gouvernances », seront régulés de façon pertinente.

Les lecteurs pressés peuvent s’arrêter là, ceux qui veulent un peu plus d’explications sont invités à poursuivre leur lecture.

1. La Méthode Sociocratique de Gouvernance n’est pas une forme de « Gouvernance partagée »

Dans un long article intitulé « Gouvernance partagée et sociocratie », publié sur notre site en 2020, nous avons exposé pourquoi la Méthode Sociocratique de Gouvernance formalisée dans les années 1970 par Gerard Endenburg ne peut pas être assimilée à une forme de « Gouvernance Partagée », formulation popularisée par l’Université du Nous (UdN) au début des années 2010. L’Université du Nous, avec le concours du Mouvement Colibris, a réussi le tour de force marketing de faire de cette formulation « ambigüe » 2 – aux dires-mêmes de l’un des fondateurs de l’UdN – une sorte de terme générique désignant « les nouvelles gouvernances », qui ont toutes en commun de reprendre tout ou partie de la méthode sociocratique en y ajoutant diverses choses qui échappent, selon nous, au champ de la Gouvernance et donc en changent la nature. Nous n’avons jamais pensé ni prétendu que la méthode sociocratique pouvait à elle seule, répondre à tous les besoins d’un collectif. Il existe beaucoup d’autres outils intéressants et utiles : méthodes agiles, méthode Belbin des rôles en équipe, Communication NonViolente, Rêve du Dragon, … la liste est trop longue pour tous les citer, sans parler des innombrables outils d’animation des équipes et des groupes. Mais pour nous, il y a danger lorsque l’on veut tout mélanger dans un seul outil et que l’on ne distingue plus de la gouvernance, l’organisation ou les relations interindividuelles par exemple.

Pour ces raisons, nous avons également critiqué « la carte mentale des nouvelles gouvernances » présentée sur la page Internet de l’événement parce qu’elle mélange tout et ne rend pas justice à la méthode sociocratique de gouvernance de Gerard Endenburg. Nous constatons de plus que cette carte créée par Renaud Anzieu a pour description : « Les gouvernances dynamiques ». Or l’association des termes « Gouvernance dynamique » a été inventée par John Buck, sociocrate de la première heure dans les années 1980, pour introduire la sociocratie au USA. Au CFS, nous utilisons indifféremment sociocratie ou « gouvernance dynamique » pour désigner la méthode sociocratique de gouvernance de Gerard Endenburg. S’emparer aujourd’hui de ce vocable pour désigner indifféremment la Méthode sociocratique de gouvernance, la Gouvernance partagée, la Permaculture, la Gouvernance cellulaire ou la Théorie U est un procédé dommageable que nous réprouvons.

2. Les nouvelles gouvernances déforment la sociocratie

L’UdN dit que la Gouvernance Partagée s’inspire de la sociocratie et d’Holacracy™. Mais elle donne sur son site Internet une vision dépréciative de la sociocratie, parce que la méthode sociocratique de gouvernance ne craint pas la hiérarchie fonctionnelle, grâce à ses processus de régulation du pouvoir qui garantissent l’équivalence entre les membres. C’est pourtant un des points forts de la sociocratie, mais l’idéologie de l’horizontalité n’accepte pas qu’un groupe puisse avoir besoin, pour réaliser son projet collectif, d’une « hiérarchie de niveaux » comme l’écrit Endenburg. Pour nous, l’horizontalité n’est en rien un gage d’équivalence, que l’on se souvienne de la cour de récréation par exemple.

Ce rejet systématique de la verticalité de l’organisation, nécessaire dans une entreprise collective quelle que soit sa forme et son objet, la Gouvernance Partagée le tient peut-être d’Holacracy™, qui a longtemps promu l’horizontalité dans les organisations. Il y a 15 ans, Holacracy™ se présentait comme une amélioration de la sociocratie à laquelle elle a repris ses quatre règles et ajouté des « améliorations ». Ces « améliorations » sont des contraintes organisationnelles qui contredisent donc l’objectif même de la sociocratie : permettre l’auto-organisation. Aujourd’hui, Holacracy™ ne fait même plus mention de la sociocratie et se veut un logiciel d’exploitation complet pour les entreprises 3. Nous aurons l’occasion d’actualiser prochainement notre critique de Holacracy™ car elle commence à dater et il nous faut prendre en compte les évolutions de ce système managérial. Mais pour nous, ces évolutions n’ont fait qu’éloigner un peu plus Holacracy™ de la sociocratie. En dépit des ressemblances, nous pensons qu’Holacracy™ et Méthode sociocratique de gouvernance divergent profondément.

Depuis la mise en circulation en France de la méthode sociocratique de gouvernance dans les années 2000, puis du modèle holacratique puis de la version UdN de ces outils sous le vocable de « Gouvernance Partagée », de nouvelles ramifications sont apparues. Chacune tente de se définir un positionnement singulier favorisant la création de sa niche marketing.

Dans les différentes ramifications que nous observons sur le marché du conseil et de la formation, nous voyons des propositions commerciales mais sans innovation qui concerne réellement la gouvernance. En revanche, ce qui nous revient de personnes démunies ou de structures fragilisées nous laisse penser qu’il y a fréquemment dans ces pratiques :

  • des manipulations qui dénaturent les concepts sociocratiques fondamentaux tels que le cercle et le consentement ;
  • des confusions dommageables qui identifient changement de gouvernance et changement de l’organisation du travail ou pire encore changement des personnes sommées de se « développer » ;
  • des processus utilisés hors de propos et déconnectés du principe d’équivalence ;
  • des injonctions de nature morale, idéologique, ou spirituelle intégrées dans les processus de travail en groupe, porteurs de risques d’emprise ;
  • et derrière les prétextes de liberté, d’autonomie et d’horizontalité, le maintien voire l’aggravation de formes de domination informelles.

C’est aussi pourquoi nous étions très intéressés par la perspective de pouvoir échanger avec les représentants de ces « nouvelles gouvernances » sur nos conceptions de la gouvernance et sur nos compréhensions de la méthode sociocratique de gouvernance. Nous avions crû que ce serait possible mais nous avions mal compris. Ce qui nous était proposé, c’est un partage d’expériences. Ce partage d’expériences, en public, ne nous a pas convaincu et n’a pas présenté un intérêt suffisant pour y consacrer 4 journées à deux personnes. Nous avons, au sein du Centre Français de Sociocratie, des espaces de partage d’expériences et d’intervision. En outre, rien ne garantit la sincérité de ce partage devant un public et entre personnes qui ne se connaissent pas et qui, dans les faits, sont concurrents.

3. Enjeux et jeux de pouvoir au sein des « Nouvelles gouvernances »

Il serait naïf de croire, sous prétexte que toutes ses « nouvelles gouvernances » disent vouloir promouvoir un partage du pouvoir, qu’il n’y a pas d’enjeux ni de jeux de pouvoir entre les représentants de ces différentes méthodes. Ces méthodes sont utilisées et promues par des consultants et des formateurs qui en vivent et sont donc en concurrence sur le marché. Sur ce marché, dans les champs de l’ESS et des Collectivités locales surtout, le terme de « Gouvernance Partagée » par exemple s’est imposé comme une marque en position dominante. Bravo et tant mieux pour l’UdN. Mais on peut comprendre dans ce contexte que nous n’appréciions guère la présentation dépréciative et erronée que l’UdN donne de la sociocratie sur son site. Pourquoi quelqu’un s’intéresserait à la sociocratie, puisqu’une marque plus connue dit en avoir repris les apports et enrichi les pratiques ? Réciproquement, les membres de l’UdN ne doivent pas apprécier que le Centre Français de Sociocratie écrive que leur « Gouvernance Partagée » n’est pas une méthode de gouvernance et qu’en mélangeant tout, ils font des dégâts.

Il y a donc bien entre nous des enjeux et des jeux de pouvoir, comme partout. Nos bonnes intentions ne nous protègent pas de cette réalité universelle. C’est pourquoi il nous a semblé indispensable, puisque l’animation de la rencontre allait être exercée par les organisateurs, formés par l’UdN à la « Gouvernance Partagée », qu’elle s’appuie sur un cadre de sécurité élaboré par consentement. Il était important pour nous que ce cadre garantisse, pour chacun, la possibilité d’exprimer ce qu’il pense, et que ce cadre de sécurité soit en mesure de réguler jeux de pouvoir et conflits éventuels. Nous avons travaillé dans ce but, Thomas surtout, mais nous ne sommes pas parvenus à un accord avec Renaud.

Pour ces raisons, nous avons décidés de nous retirer du projet. En un sens, cela nous attriste, car nous aurions apprécié de pouvoir confronter nos points de vue à ceux d’autres collègues qui prônent comme nous un changement de paradigme dans le fonctionnement du pouvoir. Nous sommes inquiets que des espoirs de changement soient trompés par des promesses non tenues, et qu’ils aboutissent à un rejet du collectif ou au désespoir qu’il puisse exister autre chose dans les sociétés humaines que de la domination.

Le Centre Français de Sociocratie cherche depuis sa création en 2010 à éclairer la question de la gouvernance, afin de prendre en compte la réalité des jeux de pouvoir entre individus et groupes, de les réguler et d’apprendre comment mieux fonctionner ensemble. Il nous a semblé contre-productif d’entrer dans un dispositif qui, selon nous, génère de la confusion et fait le choix de mettre de côté les aspects conflictuels de diverses pratiques, en lien avec leurs concepts et leurs outils.

Notes

  1. Le pouvoir à notre service. Construire l’alternative sociocratique. Volume 1, Pierre Tavernier & Thomas Marshall, Santé Sociale Éditions – Bookelis.com, 2024 ↩︎
  2. « Le fait de lui associer les termes “gouvernance » et  « partagée” crée dans notre imaginaire une forme d’ambiguïté qui, soyons clairs, a fait une partie de notre succès ». Laurent Van Ditzhuyzen – Gouvernance Partagée : promesse, illusion et réalité. https://universite-du-nous.org/blog/nos-articles-3/gouvernance-partagee-promesse-illusion-et-realite-5 Article consulté le 31 mars 2025. ↩︎
  3. Cf Constitution Holacracy 4.1 Les Règles du Jeu ↩︎